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Méthodes comparées de mise en ligne de la Jurisprudence France / Allemagne / Angleterre / Etats-Unis

vendredi 5 novembre 2004, par David Lennon

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M. David LENNON - Directeur International Sales Marketing - Thomson Legal Europe - U.K.

L’expérience française d’accès aux jurisprudences.


« Le royaume de France est un des mieux gouvernés de notre temps. On y trouve de nombreuses et excellentes institutions qui garantissent au roi liberté d’action et sécurité. »
Machiavel (Le Prince)
1. Un problème compliqué

1.1. Une longue histoire

L’accès aux jurisprudences est une vieille histoire qui tient de la saga romantique. Là aussi, l’informatique est venue bouleverser un pré carré où chacun des acteurs s’organisait (les recueils locaux ou nationaux de jurisprudences commentées (parfois seulement paraphrasées) étaient majoritairement destinés à un public d’avocats.

« S’il n’y a, pour tout le territoire de la République qu’une Cour de cassation », Tribunaux de première instance et Cours d’appel - les jurisprudences du fond - sont partout et même, pour les Tribunaux de commerce paraissent, disait un rapport célèbre, « être droits sortis d’une équipée des Copains de Jules Romains ».

Limitée à la publication sur papier, publication dont tous les augures nous prédisent encore la mort prochaine au profit, paraît-il, d’Internet, la Cour ne versait aux débats que les arrêts qu’elle estimait devoir faire connaître - les « arrêts publiés » (en gros, pourcentage variable selon les Chambres de la Cour, un bon tiers, 35%, les affaires restantes demeurant clandestines). Le Conseil d’État se montrait plus avare encore (moins de 10% de sa « production » - le mot fait sourire - s’affichait au recueil Lebon).

Rappelons que le système de classement offert avec la publication de ces arrêts était exemplaire, d’une grande clarté et d’un emploi rigoureux et commode.

Dans la galaxie juridique, la faible « autorité » - pour reprendre le mot choisi par notre Constitution - concédée au monde judiciaire (la menace d’un « pouvoir judiciaire » trop puissant a été l’effroi de tous nos constituants, et ceux-ci furent nombreux) explique la méfiance tant des autorités que des chalands à des systèmes stockant en masse les décisions des juridictions.

1.2. Le temps des initiatives : des entreprises méritoires

1.2.1. Juris-Data ou la ténacité

Depuis les années 70, Juris-Data collationnait et, nécessité faisant loi à l’époque, les matériels et les logiciels ignorant les traitements rapides et les grandes masses numérisées, Juris-Data collationnait sur une base scientifique des décisions du fond d’une manière originale, à côté de décisions de Cours supérieures. Le nom de M le Professeur Cathala est attaché à cette œuvre de précurseur et à l’élaboration « d’abstrats » caractéristiques.

Chacun connaît l’histoire de cette base de données par construction décentralisée : ce trait mérite d’être souligné et persiste aujourd’hui encore.

1.2.2. Le CDJO ou le revers

L’initiative conjointe de la faculté de Droit de Rennes et de la « Réunion des Barreaux du Grand Ouest » (le ressort des Cours d’appel de Rennes et Nantes), opérant sur un territoire particulièrement étendu avait abouti à la réalisation de la base du CDJO, sur des principes presque voisins de ceux de Juris-Data.

Base de données locale destinée d’abord à un « marché » local mais d’intérêt national, la base du CDJO (Centre de Documentation Juridique de l’Ouest), malgré sa qualité garantie par la participation de l’Université a fini par disparaître, ayant suscité trop peu d’attention des robins à l’usage de qui (et sur la demande de qui) elle avait été fabriquée.

1.2.3. Le « full text », ses pompes et ses œuvres

Les années 80 furent celles des systèmes autorisant la recherche en plein texte et le stockage de centaines de milliers d’arrêts qui, beaucoup le savent, prirent le chemin de la Corée pour y être « resaisisis » par des mains expertes mains ignorantes.

Je vous laisse imaginer la façon dont figèrent les traits de M le Premier quand nous dûmes lui redemander copie de 20.000 décisions de la Cour de cassation que le transporteur égara sur l’aéroport de Séoul. La palette contenant sa jurisprudence avait versé sur le tarmac sans doute.

Les techniques autorisèrent de stocker les arrêts in extenso (attendus et moyens soulevés) et les progrès invitaient à ne pas réserver aux seuls arrêts publiés la mise en mémoire de ces jurisprudences.

C’était là le début d’une révolution et l’origine d’une grande querelle qui n’est pas tout à fait éteinte (faut-il ou non fournir toute la jurisprudence et si le droit, dans nos pays latins, se nourrit tant des décisions prétoriennes que des textes de loi ?)

Le progrès technique, ici, emporta les réticences, clôtura la discussion et décida qu’il fallait tout offrir. Légifrance aujourd’hui est l’aboutissement de ce mouvement.

1.2.4. Et l’État s’invite en force...

Née sur les décombres de SIDONI qui fut en son temps une utile tentative de fournir le droit sous forme de résumés accessibles par un système re de recherche élaboré, inspirée du CEDIJ qui allait devoir se convertir en « CNIJ » et auquel demeure lié le nom de Lucien Mehl, Juridial puis JuriFrance devinrent la voix de l’État dans le concert des bases de données de jurisprudence.

Cette « vox rei publicae » pour devenir « vox dei » exigeait la révolution Légifrance, c’est à dire la gratuité d’accès, d’ailleurs exigée et soldée en avance sur le programme à son concessionnaire, l’excellent ORT.

Chacun connaît de Légifrance le considérable succès (et succès inattendu, de l’aveu de tous).

Et chacun ici connaît les autres chantiers qu’appelle ce succès constant : après les Cours Supérieures, il faudra fournir les décisions d’appel, puis de première instance, ouvrant ainsi à la contemplation du citoyen les recoins obscurs de décisions inédites, pléthoriques et surabondantes.

1.3. Aujourd’hui, des intérêts antagoniques, un conflit toujours aigu, des plaies encore ouvertes et des discussions en cours

Cette évolution soulève deux questions qui méritent qu’on retienne un peu son souffle :

1.3.1. Y a-t-il un intérêt à livrer à chacun toute la production (encore ce mot) juridictionnelle française (et avant/après que la décision rendue soit classée comme définitive) ?
En un mot, vivra-t-on mieux d’un seul coup à posséder tous ces jugements ? Laissons aux seuls savants de nous instruire là-dessus.

1.3.2. Est-ce à l’État de s’infliger le supplice de construire, organiser, mettre à jour, surveiller enfin, cette base prodigieuse, s’ajoutant aux contenus déjà gigantesques de Légifrance ?
En d’autres termes, relève-t-il du « périmètre » de l’État de s’engouffrer dans ce précipice et quel texte l’y autorise ?

Aurait-il le droit de s’arroger plus que ne lui demandent les textes qui enserrent son action ?

Faut-il réserver « au marché » de humer une demande solvable capable d’inviter les plus rompus des entrepreneurs à gagner là quelques maravédis, hors du « périmètre » reconnu à l’État et tenter de « vendre » des produits chers par construction face à une offre gracieuse ?

1.3.3. La mode de la gratuité n’est pas faite pour satisfaire ceux qui font profession de commerce, c’est à dire les Éditeurs.

Les mercenaires ont toujours dénoncé la conscription comme une pratique déloyale.

Le terme de gratuité ne rend qu’imparfaitement compte de la réalité économique (les « gratuits » que lisent les banlieusards ne sont gratis que pour eux - et les jeunes distributeurs qui les leur présentent jugent la générosité de leurs employeurs somme toute extrêmement modérée.

1.3.4. Pouvoirs Publics et Syndicat National de l’Édition : le choix de la concertation plutôt que la volonté de l’affrontement.
Pouvoirs Publics et Syndicat National de l’Édition (SNE) ont décidé de chercher à déterminer ensemble les voies d’une coopération ou plutôt d’un partage des tâches.

Ce qui est en cause est tout bonnement la distribution entre ce qui relève de la mission de l’État et ce qui relève du marché. Le débat, vous l’imaginez, n’est pas exempt de passions ni d’arrière-pensées.

2. Internet modifie le « paysage de l’offre jurisprudentielle »

Internet et l’héritage d’une situation douloureuse.

2.1.1. Un marché étroit.

Les tirages des collections juridiques (ouvrages ou revues) ne font rêver personne : beaucoup parmi nous se réclament du titre de « juriste » (on disait autrefois « jurisconsulte » ou, plus rarement mais plus joliment encore « jurisprudent ») mais cela ne se traduit guère (ou du moins pas assez) en terme de chiffre d’affaires.

2.1.2. Une comparaison avec l’étranger défavorable.

L’édition juridique française, assise sur un droit qui fut longtemps considéré comme un modèle du genre, exporté ici et là, n’a pas la puissance de ses rivales, même européennes (cela explique que Hollandais ou Britanniques, en attendant d’autres encore, ont pu absorber jusqu’à des sociétés françaises solides venues du XIXème siècle.)

2.1.3. Le droit romain favorise peu la compilation de traités de jurisprudences qu’Internet apprécie offrir.

La pratique française du droit décidée dès le début de la Révolution et mise en œuvre par le Premier Consul (avant que le coup d’État du 18 brumaire ait montré l’exacte idée que ce légaliste résolu se faisait du respect des règles constitutionnelles) ne privilégie pas l’analyse des décisions des juges et l’exégèse virtuose de grands coutumiers : Portalis avait souhaité dit-on qu’on éditât le Code civil, écrit dans un style que Stendhal assurera prendre pour modèle de concision, en petit format, le « livre de poche » en quelque sorte.

Pas étonnant alors, que les gros cubages de données soient à l’étranger et non chez nous.

Les gros ordinateurs, le haut débit, les rapides processeurs sont tout aussi à l’aise avec des gros volumes dans lesquels ils manifestent leur force.

Pas étonnant là aussi que des solutions étrangères débarquées de la pratique de la « common law » pénètrent notre Droit.

Internet ou l’ubiquité et l’omniprésence.

2.2.1. Internet : la tentation de l’universel.

2.2.1.1. Un mode d’accès unique world wide

En cultivant l’art délicat de la tautologie, on peut affirmer sans se tromper trop qu’Internet, en ayant unifié les procédés d’accès aux « sites », quelqu’en soient les contenus, et chacun sait ici combien beaucoup de ces sites ont peu de considération sinon pour le droit au moins pour les bonnes mœurs dont se réclame notre bon et efficace Code Civil.

Internet a saisi le Droit et voit ses techniques de mieux en mieux adaptés à des lectures claires, rapides, fonctionnelles et pertinentes (peu de personnes aujourd’hui déplorent comme un affligeant recul de la civilisation l’abandon de la norme télétel et les 40 colonnes du minitel y associé.)

Internet offre son haut débit (toujours plus haut...), son coût décroissant, son universalité.

2.2.1.2. l’écran, l’écrit...

Mais les limites à cet engouement sont tangibles : Internet offre une lecture fébrile, volatile, fugace, momentanée, parfois frénétique : à « l’affichage » des « pages » html s’oppose la lecture savante et silencieuse qu’occasionne le papier dont le doigt tourne les feuillets.

C’est donc le très vieux mot « page », attesté des 1140 dit ATILF « Trésor de la langue française » dictionnaire étymologique conjoint de l’Université de Nancy et du CNRS, un mot hérité du verbe grec phgnumi qui signifie « fixer, assembler ») qu’a repris Internet pour ses « pages » qui sont plutôt autant de palimpsestes.

2.3. Internet : le trop plein et le chaos

L’efflorescence de sites à contenu juridique : une donnée nouvelle.

Outre les « sites perso », les associations, les groupements d’intérêts divers, les pour, les anti, les revues, les administrations, les clubs sportifs, les Chambres de commerce, les mouvements contestataires, chacun y va de son site et s’autorise à délivrer des contenus juridiques assortis de commentaires disparates, parfois partisans : tout cela fait sortir le Droit de la Faculté et de ses professionnels.

Ces sites fournissent à plaisir des jurisprudences recueillies çà et là, c’est une donnée neuve. Et s’y trouve une provende qu’on ne saurait trouver par ailleurs...
2.3.2. Un monde Internet où abondent les signes de l’expansion du droit.

Cette vitalité qui tient de la génération spontanée traduit combien le Droit irrigue tous les aspects de la vie moderne et connaît une ère d’expansion. Mais le propos est trop usé pour être développé ici.
Le droit ou l’art de la scissiparité.

2.4.1. Un poncif usé.

On peut dire du Droit ce que Sartre disait de Los Angeles : « si vous parcourez cette agglomération, vous aurez l’impression que son centre s’est reproduit à vingt exemplaires par scissiparité ».

Le Droit s’est divisé en autant de matières qu’il a pu et sans doute ces divisions ne sont-elles pas toutes consommées encore.

Trop usé ici aussi pour être développé, ce propos rebattu souligne l’accentuation de ces diversités et invite à penser que chacun saura trouver dans le foisonnement des jurisprudences les solutions qu’il exaltera ou maudira (c’est selon).

2.4.2. La multiplication des arrêts cités.

L’emploi de plus en plus familier des bases de données, multiplié par leur gratuité depuis quelques mois, a propagé la floraison de « citations » vers des décisions ignorées. Pour s’en convaincre, il suffit de suivre l’évolution que nous constatons à travers « LE DOCTRINAL » : nos auteurs relèvent chaque mois toujours plus de « citations » convoquées par les auteurs des articles de doctrine et les fournissent à nos références bibliographiques. Cette évolution inhérente aux documents que nous dépouillons nous a convaincus de l’urgence de la métamorphose vers « DOCTRINAL PLUS », c’est à dire « LE DOCTRINAL » ajouté de ses « jurisprudences citées », celles ci accessibles en texte intégral et un procédé autorisant de retrouver toutes autres références de DOCTRINAL les ayant signalées.

Chacun des Éditeurs de la place aura lui aussi observé le même phénomène et procède au même enrichissement de ses fonds (un exemple parmi d’autres est donné par les Codes Dalloz, dont une version électronique ajoute là-aussi les arrêts visés par les annotations.)

2.4.3. Vers les « méga bases »

Les grands opérateurs mondiaux (nous disons « global players » dans notre piteux jargon franglais) ayant acquis dans leurs pays d’origine l’art coûteux de bâtir des « méga bases » de jurisprudence - les noms de Lexis ou Westlaw viennent naturellement -disposent de techniques susceptibles à moindre coût d’absorber des cubages notoirement inférieurs. Ces coûts réduits encouragent à ajouter aux fonds anglo-saxons les fonds nationaux, en attaquant par les droits européens.

Méthodes comparées de mise en ligne de la Jurisprudence France / Allemagne / Angleterre / Etats-Unis
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2e session. Matinée du 5 novembre 2004, Paris, Maison du Barreau
David Lennon, Maximilien Herberger

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