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Les recommandations de la CNIL sur l’anonymisation des bases publiques de jurisprudence

lundi 29 novembre 2004, par Christophe Pallez

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M. Christophe PALLEZ, Secrétaire général de la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL), France

Commission Nationale
de l’Informatique et des Libertés

En octobre 1999, dans la même enceinte, le Secrétaire général de la CNIL, mon prédécesseur, M. Joël Boyer, ouvrait ainsi son intervention intitulée « De l’audience publique au droit à l’oubli » :
« Maître Hervé Limon, du barreau de Lille, a eu la mauvaise idée de se pourvoir en cassation contre une mesure de contrôle judiciaire ordonnée dans le cadre d’une procédure d’instruction lui interdisant provisoirement l’exercice de la profession d’avocat.
Ce faisant, chacun sait désormais en surfant sur internet que Me Limon a suborné un témoin, en l’espèce la victime d’un viol collectif, Mme Marie-Odile Jeanjean, en lui proposant la somme de 100 000 F en contrepartie du retrait de sa plainte.
Sans doute cette mesure de suspension est-elle provisoire. Sans doute Me Limon bénéficie t-il de la présomption d’innocence. Peut-être a t-il nourri l’espoir de bénéficier d’un non-lieu ou d’être relaxé. Nous pouvons cependant tout savoir, sinon des pratiques de ce professionnel du droit, en tout cas de celles qui lui étaient imputées, en lisant sur internet la décision judiciaire qui le concerne. »

Cinq ans après où en sommes nous ?

Je ne sais pas si Maître Limon (c’est un pseudonyme) est vivant mais il est probablement toujours sur internet. En revanche depuis septembre 2002 ses émules, ceux qui suivent le même parcours judiciaire, n’y rentrent plus.
C’est en effet à cette date que le Gouvernement s’est engagé à anonymiser les décisions de jurisprudence répertoriées sur le serveur public Legifrance.

Je cite la lettre du Secrétaire général du Gouvernement au président de la CNIL : « S’agissant de la jurisprudence, votre recommandation du 29/11/2001 indique que le nom et l’adresse des parties et témoins dans tous les jugements et arrêts librement accessibles sur internet, quels que soient l’ordre et le degré de la juridiction et la nature du contentieux doivent être rendus anonymes. Le Gouvernement entend se conformer à cette recommandation. »
Le Secrétariat général du Gouvernement a donc décidé d’intégrer les recommandations de la CNIL à l’occasion de la refonte du service public des bases de données juridiques et d’anonymiser préalablement les décisions qui seront diffusées à l’avenir sur le site Legifrance. (article 4 de l’arrêté du 9 octobre 2002 relatif au site internet de Legifrance)
Le Gouvernement a également pris l’engagement de procéder, sur une période qui ne devrait pas dépasser deux ans et selon un ordre de priorité par matière déterminé par chaque juridiction, à l’anonymisation des décisions déjà mises à la disposition du public sur le site Legifrance. Deux ans, c’est à dire septembre 2003. Nous y sommes.

Ainsi donc la CNIL avait émis une recommandation mais une recommandation à laquelle le Gouvernement a donné valeur normative, ce qui n’est pas toujours le cas des recommandations de la CNIL. Il est vrai qu’en l’espèce CNIL avait un pouvoir de blocage puisqu’elle était saisie d’une demande d’avis sur la modification du traitement Legifrance, en application de l’article 15 de la loi du 6 janvier 1978.
La CNIL n’ignore pas que cette recommandation continue à susciter critiques et réserves, les uns la jugeant excessive à l’égard du service public de l’accès au droit, les autres timorée par rapport à l’activité commerciale des bases de données payantes. Le débat reste ouvert, on pourrait même dire qu’il fait rage, quoique de manière feutrée.

Il convient de présenter cette recommandation avant d’apporter quelques éléments d’appréciation sur la manière dont la CNIL perçoit ce débat.

1 La recommandation

Cette recommandation est bien connue des spécialistes grâce au principe de libre accès aux délibérations de la CNIL qui ne sont anonymisées que quand dénonciations au parquet mais il n’est pas inutile d’en rappeler les grandes lignes.

Le cœur de la recommandation en deux alinéas

Extraits de la recommandation du 29 novembre 2001 :

« LA CNIL ESTIME QU’IL SERAIT SOUHAITABLE

- que les éditeurs de bases de données de décisions de justice librement accessibles sur des sites Internet s’abstiennent, dans le souci du respect de la vie privée des personnes physiques concernées et de l’indispensable “droit à l’oubli”,- d’y faire figurer le nom et l’adresse des parties au procès ou des témoins

- que les éditeurs de bases de données de décisions de justice accessibles par Internet, moyennant paiement par abonnement ou à l’acte ou par CD-ROM, s’abstiennent, à l’avenir, dans le souci du respect de la vie privée des personnes concernées, d’y faire figurer l’adresse des parties au procès ou des témoins ; »

La recommandation opère donc une distinction cardinale entre les bases librement accessibles et les bases payantes :
Pour les premières elle demande l’anonymisation des parties, la suppression de l’adresse mais accepte le maintien des autres données indirectement nominatives ;
Pour les secondes elle préconise la suppression de l’adresse des parties et des témoins, donnée de localisation jugée non pertinente pour la recherche documentaire juridique.

Avant de revenir sur cette distinction, il faut apporter quelques éléments sur les fondements de cette position, des éléments techniques et juridiques, ainsi que quelques précisions sur les modalités de l’anonymisation.

Le moteur de recherche voilà l’ennemi (éléments techniques de l’analyse)

La course à la puissance et à la performance des moteurs de recherche est une véritable révolution qui appelle des précautions particulières. La recommandation est justifiée par une prise en compte de la spécificité de la navigation sur internet.

Extraits de la recommandation du 29 novembre 2001 :

« En 2001, il suffit d’interroger un moteur de recherche sur le nom d’une personne pour obtenir gratuitement l’ensemble des informations la concernant diffusées sur Internet à partir de sites géographiquement épars ou de nature différente. Ainsi, dès lors qu’une personne est citée dans une décision de justice diffusée sur le réseau, et dans la mesure où cette décision aura été indexée par un moteur de recherche, elle deviendra directement accessible à tout utilisateur, alors même que tel n’était pas l’objet de la recherche et sans que l’internaute ait eu à se connecter à un site spécialisé. »
...quels que soient la volonté ou le choix du responsable d’un site de jurisprudence sur Internet, accessible à tous, toutes les décisions de justice qui comportent l’identité des parties peuvent être indexées par les moteurs de recherche, qu’il y ait ou non référencement préalable de la décision, quel que soit le format de diffusion de celle-ci et même dans la circonstance où la mise en ligne aurait cessé. »

C’est sur ce fondement technique que la CNIL a appliqué une règle différente aux sites payants

Extraits de la recommandation du 29 novembre 2001 :

« s’agissant des sites en accès restreint ou des CD-ROM de jurisprudence, par hypothèse, les décisions de justice ainsi mises à disposition d’un certain public ne sont pas référençables par les moteurs de recherche, nul ne pouvant y accéder par hasard, c’est à dire sans même l’avoir recherché » (rapport annuel 2001)

La peine complémentaire d’affichage numérique ou le pilori électronique (éléments juridiques de l’analyse)

Il s’agit de rechercher un équilibre entre le caractère public des décisions de justice et les droits et libertés des personnes concernées, lorsque ces décisions sont accessibles sur Internet.
Plus précisément faut-il limiter dans le temps et dans l’espace la publicité des décisions ou instaurer de fait une accessibilité universelle et permanente aux décisions de justice ?

Extraits de la recommandation du 29 novembre 2001 :

« En effet, il ne saurait être tenu pour acquis que, du seul fait de son caractère public, une décision de justice mentionnant le nom des parties, intégrée dans une base de données, puisse être numérisée et mise à la disposition de tous pendant un temps indéfini. Ainsi, le casier judiciaire national automatisé, qui constitue la mémoire des condamnations prononcées publiquement, est pourtant l’un des fichiers les plus protégés et les moins accessibles qui soit, dans le double souci du respect de la vie privée des personnes concernées et de la préservation de leurs chances de réinsertion.
En outre, si le juge a, pour certains contentieux déterminés, la possibilité d’ordonner l’affichage ou la diffusion par la presse écrite ou tout moyen de communication audiovisuelle de la décision rendue, celle-ci est strictement encadrée. D’une durée limitée dans le temps et devant être précisée par la décision elle-même, une telle mesure constitue, au moins en matière pénale, une peine complémentaire (article 131-10 du code pénal).
Au regard de telles dispositions, la mise en ligne sur Internet de décisions de justice comportant le nom des parties ne constituerait-elle pas une nouvelle “peine d’affichage numérique” qui s’affranchirait de toutes les garanties prévues par les textes ? »

On notera donc que le droit à l’oubli n’est pas le seul fondement de l’orientation de la CNIL qui s’inspire aussi du droit à l’opacité.

Les modalités de l’anonymisation - Anonymiser quoi ?

Suppression du nom mais pas des autres données nominatives


Extraits de la recommandation du 29 novembre 2001 :

« Le souci du juste équilibre ne saurait conduire à préconiser d’ôter tout caractère indirectement nominatif, au sens de l’article 4 de la loi du 6 janvier 1978, aux décisions de justice. Une telle orientation serait tout à fait disproportionnée, susceptible de nuire à la lecture de la décision ou contraindrait dans bien des cas à ne pas diffuser telle ou telle décision au motif que sa lecture seule permettrait d’identifier les parties en cause. Elle serait, par nature, contraire à la finalité légitime poursuivie par les juridictions ou les éditeurs de jurisprudence consistant à offrir un outil documentaire le plus complet et le plus accessible possible. »

La CNIL assume dès le départ que l’identification des parties reste possible par le contexte (le prénom plus la fonction) comme, l’exemple est souvent cité, quand l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, dans un arrêt en date du 10 octobre 2001 mentionne que : « M. Michel X... a saisi le 21 novembre 2000 les juges d’instruction d’une requête motivée en vue de l’audition, en qualité de témoin, de M. Jacques Y..., à l’époque des faits maire de Paris et aujourd’hui Président de la République » ou quand la deuxième chambre civile, dans un arrêt du 23 septembre 2004, relève que « la société Hachette Filipacchi associés fait grief à l’arrêt de l’avoir condamnée à payer à M. Jean-Philippe X..., dit Johnny Y..., une somme de 20 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait de l’atteinte portée aux droits au respect de son image et de sa vie privée » suite au fait que le « magazine Ici Paris a publié un article intitulé "Johnny l’Angoisse !", surtitré "Et s’il faisait un "bide" à Las Vegas ?" »

Les témoins pas les magistrats ni des auxiliaires de justice

Extraits de la recommandation du 29 novembre 2001 :

« Le principe de responsabilité morale et professionnelle conduit à considérer qu’il n’y a pas lieu, en tous cas au motif de la vie privée des professionnels concernés, d’occulter l’identité des magistrats ou membres des juridictions, ni celle des auxiliaires de justice ou experts, même si le risque de constitutions de “profils” de juges ou d’avocats à partir des décisions de justice publiées ne peut être exclu. Le risque qui s’attache à la numérisation ne paraît cependant pas supérieur à celui des circonstances qui forgent une réputation et sur lesquelles la CNIL ne dispose pas de moyens d’action particuliers.
En revanche, les témoins devraient bénéficier de la mesure préconisée pour les parties. »

Pas les personnes morales

« la protection des personnes morales ne relevant pas des attributions de la CNIL, il ne lui appartient pas de se prononcer sur ce point. »

Les juridictions de l’ordre civil, administratif comme pénal - tout degré de juridiction

Extraits de la recommandation du 29 novembre 2001 :

« quelle que soit la nature de la décision, le fait même d’avoir été partie ou témoin lors d’un contentieux civil, pénal, prud’homal, administratif ou autre, constituant une information propice au préjugé et qui révèle, en tout cas, la situation de conflit que, par nature, la décision de justice aura tranchée. »

Le débat

Le débat est resté jusqu’à présent feutré et discret. Le seul débat public est le débat parlementaire d’avril 2003 au Sénat sur le projet de loi modifiant la loi de 1978. A cette occasion a été présenté par le sénateur Seiller un amendement prévoyant que l’anonymisation des décisions de justice est soumise, en vue notamment de leur diffusion gratuite par voie électronique, à l’appréciation de chaque juridiction concernée. Il prévoyait aussi que pour les décisions antérieures à la promulgation de la loi (le 6 août 2004) la Cour de cassation et le Conseil d’Etat définiraient de manière limitative les décisions devant faire l’objet d’une anonymisation.
Cet amendement a été retiré par son auteur suite à l’avis défavorable du rapporteur, M. Alex Türk, qui avait mis en avant le risque d’inégalité entre les justiciables et du ministre de la justice, M. Perben, qui souhaitait une réflexion préalable d’ensemble.

Quelle est l’expérience de l’application de la recommandation vue de la CNIL ?

Les nouvelles décisions sont anonymisées sur Legifrance. Le Secrétariat général du Gouvernement est tout à fait coopératif puisque à la demande de la CNIL il procède à des anonymisations en cas de plaintes mais le problème du stock - plus de 400 000 décisions non anonymisées- reste entier.

La CNIL a reçu peu de plaintes

Elle a des difficultés à faire accepter sa doctrine par certaines juridictions.
Ainsi le Conseil constitutionnel, au demeurant hors du champ de l’anonymisation de Legifrance « tient à conserver une stricte identité entre la décision publiée au JO et celle diffusée sur son site » et considère que la recommandation de la CNIL « par sa portée et la généralité de ses termes, pourrait prêter le flanc à la critique au regard de l’objectif constitutionnel d’accessibilité du droit » mais néanmoins y voit « une source d’inspiration dans toute circonstance où existeraient des raisons légitimes imposant l’effacement d’une donnée nominative sur son site internet ». Ces citations sont extraites d’un échange de correspondance entre le président de la CNIL et M. Guéna, président du Conseil, à la suite de la plainte d’une personne impliquée dans un contentieux électoral.

Au plan international, la CNIL a été suivie par le tribunal administratif de l’OIT mais pas par l’OMPI dans des affaires où elle avait été saisie par des requérants français.

La CNIL n’a pas de solution toute faite pour résoudre certaines difficultés techniques qui lui sont soumises. Par exemple comment anonymiser de manière cohérente entre deux degrés de juridiction de manière que Mme X ne devienne pas Mme Z ?

La CNIL reste ferme sur son point de vue dans un contexte où l’anonymisation vient d’être consacrée par la loi du 6 août 2004 comme un principe important de la protection des données, en l’espèce, il est vrai, des données sensibles.

Cette doctrine a en effet aussi un caractère emblématique car elle est le pilier de l’action de la CNIL pour la régulation de l’internet. Cependant, le débat ne peut être esquivé.

Le débat économique

L’anonymisation se fait largement « à la main ». Le coût de l’anonymisation du stock des arrêts de la Cour de cassation et de l’ensemble des cours d’appel aurait été évalué à 1 M € .

Peut-être mais la protection des données a un coût. Par exemple l’interdiction d’utiliser le NIR dans les traitements fiscaux renchérit le coût du programme Copernic.

Le débat juridique

Mme Claude Bourgeois, dans le Jurisclasseur juin 2004, estime que la nouvelle loi de 1978 amène à se reposer questions sous l’angle de la pertinence par rapport à une finalité.
« Si l’on considère que la finalité de la publication des décisions de justice est de porter l’interprétation des règles de droit à la connaissance de tous, la publication du nom des parties excède cette finalité. En revanche si l’on considère que la publication des décisions de justice sur l’internet est une application moderne du principe de publicité de la justice, la publication du nom des paries redevient pertinente. »

On peut rechercher une meilleure formule mais la gamme des solutions juridiques est étroite :

anonymisation sur décision du tribunal à la demande des parties
accord préalable des parties pour publier
anonymisation à la demande (expression d’un droit d’opposition qu mériterait d’être inconditionné, toujours légitime pour internet)
anonymisation systématique

Le débat technologique

Chacun peut constater en surfant sur le web qu’un très petit nombre de décisions de jurisprudence circulent librement sur internet hors celles relatées par des organes de presse ou des sites spécialisés.
L’évolution des « engins de recherche » (comme disent les Canadiens) est incertaine :

Le Secrétariat général du Gouvernement avait indiqué à la CNIL en août 2002 que « l’architecture même du site legifrance rend les bases de données qu’il diffuse inaccessibles aux moteurs de recherche généralistes. En second lieu, tout téléchargement automatique des décisions sera interdit par des mesures techniques et aucune recherche ne sera possible à partir du champ nom des parties. » Cette protection de Legifrance contre les moteurs de recherche généralistes est-elle tenable ?

Va t-on vers des moteurs plus spécialisés ciblant les bases juridiques ?
Dans le sens contraire quels dispositifs de filtrage ? La fabrication des documents de jurisprudence avec XML n’ouvre t-elle pas de nouvelles possibilités de contrôle des usages du document ?
Quid de l’aspiration de l’intégralité du contenu d’une base et de son retraitement « offshore » ?
De manière générale la CNIL considère que l’internet du futur lui posera plus de questions en termes de navigation que d’interconnexion.

Conclusion

Compte tenu de ces éléments, le nouveau président de la CNIL, M. Alex Türk, a estimé que trois ans après la recommandation de 2001, il était nécessaire que la CNIL elle-même s’empare de ce débat et procède à une évaluation de la politique qu’elle a préconisée. A cet effet un groupe de travail va être mis en place très prochainement au sein de la CNIL. Il recevra et entendra tous les acteurs concernés.


Voir en ligne : CNIL

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